«On connaissait Docteur Bachar... on a découvert Mister Assad»
La chute de l'empire Assad
Bachar al-Assad, qui incarnait l’espoir d’une Syrie nouvelle, a déçu. L’attentat de Beyrouth le place en position d’accusé. Contraint de retirer ses troupes du Liban, isolé sur la scène internationale, le régime syrien n’a plus le pouvoir de dire non
De notre envoyé spécial, Jean-Paul Mari
Son père était un chat, un félin de la taille d’un fauve. Il gouvernait immobile, ramassé sur lui-même, le front bombé, les yeux plissés, épiant tout mais gardant un silence de plomb, énigme vivante, capable de signifier un non avant même que la question soit posée. Quand un événement important se produisait sur l’échiquier international, le maître du temps ne bougeait pas. Il avait connu la prison, l’exil, les putschs ratés et réussis, les guerres. Hafez al-Assad avait grandi avec l’histoire.
Dans ces moments-là partout dans le monde, de Tel-Aviv au Caire, de Washington à Moscou, on guettait sa réaction, un son, un miaulement. Quand il venait enfin, strident et modulé, les chancelleries décryptaient chaque mot, les blancs et les silences. La seconde partie du message arrivait plus tard, quand le monde regardait ailleurs, sous la forme d’un coup de griffe éclair qui laissait une grande trace de sang sur le visage de l’adversaire. En mars 1977, Kamal Joumblatt, leader respecté des Druzes au Liban, est abattu d’une rafale de mitraillette; en septembre 1981, l’ambassadeur de France au Liban, Louis Delamare, est assassiné à deux pas d’un barrage syrien… Il suffisait alors de chercher ce qui avait contrarié la politique de Hafez al-Assad avant de conclure: «Ah! La Syrie ne veut pas.» Inutile ensuite d’aller jusqu’aux portes de Damas poser d’autres questions, on n’y trouvait qu’une ville secrète et un chat hiératique, sans émotion, les yeux plus plissés que jamais.
Le dictateur n’est plus, emporté par une leucémie en juin 2000, mais il est toujours présent, statufié à un carrefour, frappé dans le bronze d’une plaque, en photo ou en peinture, représenté de face, l’œil perçant et le front en avant. A côté de lui, souvent de profil et l’air ailleurs, Bachar, son fils, nouveau président obligé de coexister avec son père défunt. Mais c’est le vieux Hafez qui vous regarde dans le hall gris soviétique d’un ministère, au-dessus d’ascenseurs massifs qui mènent vers un Etat en panne, des secrétaires pétries d’ennui et des flics réceptionnistes à la nuque raide. Parfois, au fronton d’une caserne, Hafez se montre entouré de Bassel, son aîné, le fils prodigue, favori des militaires, noceur et charismatique, grand cavalier et apprenti caïd, mort trop tôt au volant de son bolide. Le soir, on retrouve le portrait d’Hafez al-Assad à la réception des palaces où des Arabes du Golfe marchent, suffisants, leur chapelet doré au bout des doigts, à la recherche de fantômes de prostituées fardées comme pour un carnaval funèbre.
Hafez le père n’est plus, Bassel l’aîné n’a jamais été, et c’est Bachar le cadet, né en 1965, qui doit diriger la Syrie quand le Liban occupé se réveille. Il ne s’agit pas d’une jacquerie mais d’une rébellion au sommet menée par le Premier ministre à Beyrouth, Rafic Hariri, milliardaire et libano-saoudien, reconnu comme le «père de la reconstruction» du Liban. Excédé par la mainmise du voisin sur son pays, cet ami de Chirac est aux côtés de la France et des Etats-Unis pour faire adopter en septembre dernier à l’ONU la résolution 1559, qui exige le retrait immédiat de l’armée syrienne du Liban.
Malgré l’interdit de Damas, Rafic Hariri démissionne et rejoint de fait les rangs de l’opposition: «Hariri plus la résolution 1559… pour la Syrie, le cocktail était terrifiant!», dit un intellectuel syrien. Le 14 février dernier, quand une tonne de TNT explose sur le passage du convoi de Rafic Hariri, le monde pointe aussitôt la vieille méthode du coup de griffe. «Quel que soit le commanditaire, tranche un diplomate, l’attentat inculpe trente ans de politique syrienne au Liban.» L’acte vise à décapiter la contestation au sommet comme on soufflerait à l’explosif un puits de pétrole en flammes. Sauf que le résultat est le contraire absolu de l’effet recherché! Le but était de figer le Liban dans la peur ? On le jette dans la rue, fou de colère. Il faut casser la révolte ? On la galvanise. Plus grave: si la Syrie a voulu se montrer implacable, elle en est réduite à retirer ses troupes du Liban, à reculer, à s’enfuir. Hafez al-Assad, maître du statu quo, l’homme qui disait non, a dû se retourner dans sa tombe en entendant son propre fils Bachar insister auprès de «Time»: «S’il vous plaît, transmettez ce message. Je ne suis pas Saddam Hussein. Je veux coopérer.» Comme si le pouvoir avait perdu la main. Et le chat son coup de patte. Comme si, cinq ans à peine après la mort d’Hafez al-Assad, la Syrie était une dictature sans dictateur et Bachar un président à jamais orphelin.
C’est la fin d’un immense espoir, né avec l’arrivée au pouvoir de ce dirigeant à 34 ans, sage et moderne, un homme de notre temps passionné d’informatique et qui achevait ses études d’ophtalmologie à Londres. A la mort de son frère Bassel en 1994, son père le rappelle et l’envoie remplacer le défunt à la tête d’une division blindée. Lui voulait être médecin, il sera président. Au premier jour, la Constitution est modifiée pour l’adapter à son jeune âge; au troisième jour, le voilà général en chef des forces armées; au septième jour, il est fait chef de l’Etat. Lui n’a pas encore changé, il se couche tôt, se lève tôt, ne boit pas, ne fume pas et rentre à la maison chaque jour à 17 heures pour voir ses enfants. Déjà, le peuple avide de changement s’ébroue sous cette brise fraîche venue de l’extérieur. Il veut réformer l’Etat, démocratiser le pays, l’ouvrir au débat. Quand il libère 800 prisonniers politiques et autorise des forums où les intellectuels s’expriment ouvertement, on crie déjà au miracle du «printemps de Damas». Il lui faut aussi des hommes neufs. Il les fait venir de Londres et New York, de la Banque mondiale, du Pnud ou du privé. Jacques Chirac, séduit et volontaire, lui ouvre les bras à Paris et le présente aux grands de ce monde. La France s’engouffre dans la brèche démocratique, met à sa disposition un commando d’énarques et offre un audit du Conseil d’Etat. Bachar en personne participe à des séances de travail de deux à trois heures d’affilée, et les experts sont sidérés par le regard d’une lucidité absolue qu’il jette sur son administration. D’ailleurs, il signe de sa main 1 300 textes, lois, décrets, ordonnances pour en finir avec l’ordre ancien...
La révolution, enfin? Non. En février 2001, rappelé à l’ordre par la vieille garde baassiste qui l’a élu roi, Bachar déclare qu’il y a des «lignes rouges à ne pas franchir», ordonne la fermeture des forums, fait arrêter une dizaine d’intellectuels: le «printemps de Damas» est terminé! Et ses lois, véritable arsenal de guerre de la démocratie? Elles dorment, sagement ficelées dans les dossiers d’une bureaucratie qui joue l’inertie. «L’appareil baassiste, corrompu et gangrené, est une pieuvre qui dit toujours oui mais ne fait rien», explique un expert occidental. Au centre de la capitale, dans un appartement face au ministère du Pétrole, un homme se bat contre la pieuvre à coups d’ordinateur. Aymane Abdel Nour est un baassiste convaincu, amoureux de son pays, qui croit à la perestroïka du régime et à la devise du parti : Unité, Liberté et Socialisme. Brillant ingénieur formé en Syrie et à l’étranger, il a créé un site internet à coups de tribunes libres et d’articles de la presse étrangère: «Tous pour la Syrie» connaît un succès foudroyant. Au début, en mai 2003, il se contente d’envoyer de gros paquets d’e-mails à ses amis – «quatorze heures par jour collé à mon écran, j’ai failli perdre la vue!» – puis il ouvre un portail électronique et gagne immédiatement 13 000 abonnés dont la moitié en Syrie! Particuliers, cadres, organes économiques, ambassades, tous se connectent à ce site qui n’hésite pas à dénoncer les rouages pourris du système. Lui ne se résigne pas à voir chaque année 250 000 jeunes Syriens fuir à l’étranger, loin des 11% de chômeurs – 25% à 30% en réalité –, une croissance zéro et un pays qui ronronne. En février 2004, il piétine un tabou et met en cause le commandement national du Baas. Deux mois plus tard, son site est bloqué. Aujourd’hui, le militant est découragé, l’internaute, épuisé, s’endort pendant l’entretien et le père de famille songe à émigrer... comme tous les cadres d’élite appelés par Bachar et qui repartent en courant. Eux aussi vaincus par la pieuvre. Et la peur.
Ici, le bras armé est moins militaire que répressif. Le père dictateur, méfiant, avait créé plusieurs services de renseignement, les Moukhabarat, histoire de les faire se surveiller l’un l’autre; Bachar a reçu en héritage sept services, dirigés depuis quarante ans par des hommes sans émotion, sûrs de leur légitimité, accrochés à leur royaume personnel. Il y a le plus puissant et le plus dur, le service de renseignement militaire dirigé par Assef Chawkat, marié à la sœur de Bachar; le service de sécurité du ministère de l’Intérieur, autrefois dirigé par Ghazi Kanaan, surnommé le «vice-roi» du Liban; le service de sécurité de l’aviation, puisque Hafez al-Assad était un ancien pilote; le service de la sécurité d’Etat, au service du président; une branche de la sécurité de la Garde républicaine dirigée par Maher, le frère du président; une autre dite «Palestine», une autre encore pour la sécurité de Damas-Est… chacune ayant ses gros bras, ses secrets et sa prison. Depuis quarante-deux ans, la Syrie vit sous la loi d’urgence. La loi 49 de 1980 punit de peine de mort la simple appartenance aux Frères musulmans. L’article 19 de la loi 14 assure l’impunité aux Moukhabarat et un autre article permet à la Cour martiale de poursuivre un civil. Personne ici n’a oublié le massacre des islamistes à Hama – 10 000 à 20 000 morts et une ville rasée – ou la répression des années 1980 qui a envoyé 50 000 communistes en prison ou à la mort.
A 44 ans, Yassine Hajj-Saleh, intellectuel communiste au visage creusé, a passé seize années en prison. A la fin de sa peine, on lui a proposé de «collaborer» avec les services. Il a refusé et s’est retrouvé un an de plus au terrible bagne de Tadmur à Palmyre la touristique. Plus d’interrogatoires, mais des détenus suspendus par les pieds et frappés sur tout le corps à coups de câble électrique: «Là-bas la peur était un mode de vie.» Les temps ont changé. Tadmur a été en partie fermé et Hajj-Saleh peut désormais écrire pour des journaux étrangers. A Damas, le mur de la peur est tombé, les opposants ne se cachent plus. Dans les cafés, on peut désormais parler politique sans voir son interlocuteur pâlir. Le président Bachar a libéré la parole, sous caution. Quand Hajj-Saleh manifeste au centre-ville avec une centaine d’opposants pour demander l’abrogation de la loi d’urgence, il est chargé par plusieurs centaines d’«étudiants» armés de gourdins. Et quand le président signe en juillet l’amnistie de 300 détenus politiques, il n’en sort que 60. Les autres restant aux mains de la Sécurité militaire, forte de son pouvoir de nuisance. Qui est pris en otage? le peuple ou son prince? Lors d’un voyage du roi d’Espagne en Syrie, le souverain a raconté en privé comment il était devenu Juan Carlos, après le putsch manqué au Parlement de Madrid, en profitant de l’occasion pour écarter les franquistes les plus rances. Bachar écoutait avec attention sa femme qui répétait: «Voilà! voilà ce que tu devrais faire…»
Dans la rue, en Syrie, le président est populaire même s’il a déçu. Il n’est pas le raïs, celui qu’on craint, pas un tueur aux mains pleines de sang, trop proche pour être le leader, celui dont la rue parle avec affection pour sa jeunesse en soupirant: «Pauvre Bachar!» Depuis dix-huit mois pourtant, Bachar a changé et la thèse du «prince captif» commence à être sérieusement modulée. Témoin l’immense déception des Français qui en sont venus à porter avec les Américains la résolution 1559. L’histoire de ce désenchantement se joue en trois temps. D’abord la stupeur quand, cinq mois après avoir demandé un audit à la France, le président Bachar nomme à la tête du ministère de la Justice un… baassiste tendance fossile! «On connaissait Docteur Bachar… on a découvert Mister Assad, sa partie sombre et ténébreuse», dit un conseiller français. Ensuite Paris perçoit comme un manquement à la parole donnée l’attribution de l’exploitation de gisements gaziers dans le centre du pays à un consortium américano-canadien. Les Anglo-Saxons auraient dépensé 12 millions de dollars pour le dossier, 2 millions de dollars pour les études et le reste en commissions – en clair, des pots-de-vin –, alors que Bachar et le président de Total s’étaient mis d’accord pour éviter les intermédiaires. Total a joué le jeu. Perdu! Damas a préféré négliger l’«ami français» au profit de l’Amérique qui menace. Perte sèche: 700 millions de dollars. Le troisième coup, l’«affaire Lahoud», est le plus grave. En septembre dernier, le général Emile Lahoud, prosyrien inconditionnel, est reconduit à la tête de l’Etat libanais. Pour en arriver là, Damas doit tordre violemment le bras des Libanais. Il faut d’abord faire voter la modification de la Constitution du pays. Rafic Hariri, qui tente de s’y opposer, est convoqué comme un petit caporal dans la Bekaa par Rostom Ghazali, le chef des services de sécurité syriens au Liban, qui l’insulte à voix haute et le menace en brandissant son pistolet. Rafic Hariri, blême, comprend le danger. Il cède. Et Bachar? A-t-il cédé lui aussi aux durs du régime? Non. Une fois Lahoud réélu, il reçoit Hariri à Damas et, selon des témoins, assène: «Lahoud, c’est moi!» Qu’importe l’humiliation de l’opposition – elle a l’habitude – et surtout celle de Jacques Chirac, qui se sent floué, plus encore, trahi. Là encore, le ton de Damas aurait été brutal: «Si Chirac veut me sortir du Liban, je casserai le Liban.» L’acharnement à soutenir le président Lahoud ne s’explique pas seulement par la géopolitique. Le Liban est bien sûr la profondeur stratégique nécessaire face à l’ennemi Israël. Avec le Hezbollah, son allié, Damas maîtrise la frontière sud. L’autre obsession syrienne est de récupérer le plateau occupé du Golan, canon sur la tempe de Damas. Perdre le contrôle du Liban, c’est perdre l’espoir de négocier son retrait contre le Golan. Mais le Liban est aussi et surtout une affaire de gros sous. Il suffit de se rendre aujourd’hui au poste-frontière, désert là où d’habitude les files de voitures s’allongent et les douaniers syriens sont occupés à recevoir de petites liasses de dollars. Le véritable poumon économique de la Syrie est là, sur la route qui file à travers la Bekaa, mène à la mer, au port de Beyrouth, à sa multitude de banques indispensables au commerce extérieur, au secteur privé et aux puissants Syriens qui font transiter l’argent mafieux à blanchir. C’est au Liban que se trouvent les conseils d’administration où siègent, forcément, un mandataire syrien. C’est dans les coffres de Beyrouth que la bourgeoisie syrienne a déposé l’équivalent de 5 milliards de dollars. A Damas, ce n’est pas seulement la vieille garde baassiste qui bloque toute réforme «mais toute une classe de prédateurs, jeunes et mafieux, qui pillent le pays avec application», dit un économiste syrien. Et là, autour du président, on cite régulièrement une dizaine de noms du clan familial alaouite. Parmi eux, un homme, Rami Makhlouf, le cousin de Bachar, un fils de banquier à l’ascension fulgurante. Il contrôle entre autres les deux compagnies de téléphone mobile, Syriatel, Spacetel, les magasins duty free... «un milliardaire qui possède une partie de l’Etat!», dit-on ici. Au-delà de l’idéologie baassiste et du discours politique, c’est la corruption qui verrouille le système, gangrène le pays et lui interdit toute véritable réforme.
Le pacte d’allégeance avec le Liban est aussi un pacte avec l’argent. Quitte à tordre la Constitution libanaise, à soutenir un président suspecté de gérer les affaires du clan familial et décrié par la communauté internationale. Aujourd’hui, la résolution 1559 a contraint les Syriens à commencer leur retrait du Liban. Le président Bachar a demandé en vain le soutien des Russes ou des Egyptiens, et les Saoudiens, alliés solides pour qui il a fait le voyage jusqu’à Riyad, ulcérés par l’assassinat de Hariri - sunnite détenteur d’un passeport saoudien -, lui ont conseillé sèchement de se plier. La Syrie, isolée, est en train de perdre le Liban. «C’est la fin du rôle régional de la Syrie», dit Michel Kilo, un des intellectuels chefs de file de l’opposition civile. Autour d’elle, des voisins méfiants ou hostiles, des alliés ulcérés et déçus dont la France, autrefois son meilleur soutien européen. Avec, toujours, l’armée américaine sur sa frontière et Washington bien décidé à soumettre - sans le briser - le pays autrefois dirigé par un président-dictateur qui hante encore les murs de Damas, Hafez al-Assad, l’homme du front du refus, celui qui pouvait dire non.
Le Nouvel Observateur-Semaine du jeudi 31 mars 2005 - n°2108 -